Le ballet des blousons noirs

Un soir d’automne. 
Lentement mais sûrement, le soleil décline. Au loin dans le ciel, des bruits se font entendre, comme par vagues. Des cris, ou même encore des aboiements ou des claquements de dents. Ils s’approchent. Vêtus de noir, ils arrivent de partout, par dizaines, par centaines. Des groupes se forment et se rejoignent, tantôt sur un arbre, tantôt sur les toits de la ville. Ils échangent alors dans une langue obscure, avant d’entamer le grand rassemblement. Ce phénomène, digne d’un roman fantastique, a pourtant une explication bien scientifique.

Chaque jour depuis la fin de l’automne, c’est la même chose : alors que le soleil se couche, réglés comme une horloge, d’énormes nuées d’oiseaux noirs se réunissent, se posent dans un bosquet et croassent sans arrêt. Impressionnants, bruyants, intrigants, dérangeants… Qu’on les aime ou qu’on les déteste, qu’ils nous fascinent ou qu’on les conspuent, personne n’y est indifférent.
La plupart des habitants de la région verviétoise (du moins ceux vivant dans le centre ou à proximité) ont certainement déjà vue et entendu ces volatiles si sombres, si nombreux et si bruyants que l’on pourrait les croire annonciateurs de mauvaises nouvelles. Mais loin s’en faut, car c’est en fait un phénomène totalement naturel, quotidien et révélateur de leur vie sociale très riche.

Mais qui sont-ils, et quel est ce phénomène ?

Portraits de famille

Ces trois espèces de grands oiseaux noirs appartiennent tous à la même famille, à savoir les corvidés. Celle-ci comprend d’ailleurs aussi le Geai des chênes, la Pie bavarde, le Cassenoix moucheté ou encore le Grand corbeau, tous habitants de notre région. Mais revenons à nos trois oiseaux noirs. Qui sont-ils ? Comment les différencier ?

La Corneille noire (Corvus corone), sans doute la plus connue, est souvent confondue avec le grand corbeau (qui lui, est légèrement plus grand). Elle se différencie de ses cousines par sa couleur entièrement noire. Des pattes au bec, en passant par le plumage et les yeux, ce véritable noir de jais lui confère une certaine élégance et un brin de mystère. Sa voix criarde traîne en longueur, comme pour réclamer qui sait quoi. 

Le Choucas des tours (Coloeus monedula) : lui, c’est l’énigmatique. Ailes et visage noirs, corps anthracite, et d’incroyables yeux bleus très clairs, presque blancs. Silhouette plutôt courte, un peu trapue, et surtout, un cri complètement déconcertant et indéfinissable. Point de croassement, mais plutôt de petits cris brefs (“kiak”), entre le claquement de langue et le petit aboiement.

Le choucas des tours, à l’oeil bleu intrigant | photo Fanchon Coninx


Et enfin le plus impressionnant (ou le plus disgracieux, c’est selon), j’ai nommé le Corbeau freux (Corvus frugilegus). Sa silhouette effilée et ses reflets bleus irisés le rendent incontournable. Mais c’est surtout sa tête qui marque les esprits. Son bec gris et entièrement dénudé lui donne en effet un air taciturne, un peu autoritaire et légèrement effrayant. Son cri se rapproche fort de celui de la corneille, en un peu plus rauque et plus court. 

Le (corbeau) freux, repérable à son plumage bleuté et son bec dénudé caractéristiques | photo Fanchon Coninx

Avec un peu d’entraînement et un bon sens de l’observation, il est possible de les reconnaître, même au sein d’un groupe. 

Le point commun entre ces trois espèces – outre leur taille, leur plumage noir et leur présence dans nos villes et nos campagnes – est sans doute la mauvaise image dont ils souffrent, qui s’avère pourtant totalement infondée. Sujet qui, à lui seul, fera l’objet d’un article entier… 
On l’a vu, ils se rejoignent tous la nuit tombée. Juchés au sommet des arbres, ils y passeront la nuit, après avoir une longue soirée à bavasser. 

Que font-ils au juste ? Pourquoi se regrouper ?

L’union fait la force… mais pas que

En journée, la plupart des individus de ces trois espèces se trouvent dans les campagnes proches (Mont Dison, Renoupré, Stembert, Wegnez, etc.), et y vaquent à leur occupation principale, à savoir la recherche de nourriture. Ils y trouvent en effet toute la nourriture dont ils ont besoin : fruits, rongeurs, carcasses, etc. Mais aussi une certaine tranquillité, du moins pendant la journée : pas trop d’activité, si ce n’est les quelques agriculteurs qui de temps à autre, pour leur plus grand plaisir, récoltent leur production, retournent la terre ou encore fauchent leurs prés, mettant ainsi à nu les caches de nombreux rongeurs.
Nos paysages sont pour eux une vraie corne d’abondance. C’est Byzance !
Des quartiers de choix pour y installer le nid.
Forcément, après les naissances, il faut s’occuper des jeunes pendant plusieurs semaines, toujours dans les quartiers campagnards et boisés, afin de pouvoir y profiter de la nourriture abondante. Impossible donc de quitter le nid ! Mais cela ne dure pas. Dès la fin de l’automne, les jeunes de l’année sont quasi autonomes, et la saison des amours (et donc des couvaisons) n’a pas encore débuté. Ainsi, nul besoin d’avoir un œil sur le petit et son couffin. C’est donc la période idéale pour quitter les campagnes, se réunir et rejoindre les villes tranquilles pour y passer la nuit.

Mais pourquoi se réunir la nuit en ville ?

Le problème quand la nuit tombe, c’est son lot d’insécurité. La peur du noir n’est pas réservée à l’être humain…
Alors que l’obscurité recouvre nos paysages, le risque de tomber sous les griffes d’une martre ou les serres d’un rapace nocturne se fait grandissant. Dès lors, puisqu’ils n’ont plus de raison de rester près du nid, freux, choucas et corneilles ont donc tout le loisir (et tout intérêt) à fuir les dangers, en migrant vers la ville, qui n’est autre que leur refuge, leur havre de paix nocturne.
Après s’être repu toute la journée, ce sont ainsi de véritables nuées d’oiseaux noirs qui se rendent dans la ville de Verviers, et plus précisément… dans des dortoirs.

Cette migration quotidienne suit une règle assez répandue en éthologie, qui dit que “le groupe cache l’individu”. Principe qui consiste, on l’aura compris, lors des déplacements, à rejoindre un maximum de comparses, non pas pour attaquer, mais plutôt pour se fondre dans la masse et ainsi ne former plus qu’un tout mouvant, ce qui déstabilise totalement les éventuels prédateurs ou adversaires. Pour se convaincre de l’efficacité de cette méthode, essayez donc de suivre des yeux un poisson dans un banc… 

Par dizaines, par centaines… de véritables nuées, non dénuées d’une certaine poésie | photo Charline Joris


Le corollaire de ces rassemblements est que, comme chez l’humain, une vie sociale très riche peut s’établir, ainsi qu’une communication efficace : éléments clés pour une vie en communauté. Dès lors, pas étonnant de pouvoir observer tant de mouvements et d’échanges vocaux et visuels au sein des groupes. 
Autre avantage de cet hivernage en groupe, c’est qu’il permet de communiquer facilement les sources de nourriture à une période où celle-ci se fait rare.

Où les observer ?

Avant toute chose, rappelons qu’il est indispensable de veiller à ne pas déranger les animaux que l’on observe. Évitez donc de faire trop de bruit et d’approcher de trop près !

Dans la région verviétoise, les points de rendez-vous, diurnes et nocturnes, rassemblent essentiellement des freux, des choucas et dans une moindre mesure des corneilles qui se joignent à eux (les grands corbeaux, quant à eux, préfèrent se rassembler du côté des forêts).


En centre-ville, on pourra apercevoir des groupes et des nids du côté de l’Harmonie. Sur les hauteurs, de nombreux choucas et freux se rassemblent au parc de la Tourelle, du côté Nord-Ouest du CHR. Un vrai spectacle, lorsqu’à la nuit tombée des nuées d’oiseaux noirs se rassemblent dans ce bosquet, près de l’ancienne ruine. En allant vers l’Est, levez les yeux vers votre gauche au niveau du bois dit “Le Minou”, longeant la rue de Stembert. Là aussi, ça croasse de plus belle. Éloignons-nous de la ville, et dirigeons-nous vers Rechain. Là-bas, c’est près du lieu-dit « Les Tourelles » (décidément…), que pourront s’observer de nombreux individus et leurs nids. Encore un peu plus loin, d’autres nids le long de la E42, un peu après la sortie Chaineux.

La particularité de la région verviétoise et plus particulièrement du bassin-versant vesdrien, c’est qu’il représente la limite entre l’Ardenne (où Freux et Choucas sont peu présents) et les autres régions. Raison de plus pour profiter de leur présence et admirer le spectacle !

Un grand merci à Fanchon Coninx et Charline Joris pour leurs photos

Sources

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