Carnet de terrain | Le froid et la faim

photos et texte de Roger Herman, issu de Vie sauvage en Hautes Fagnes, Carnet d’un coureur des bois, Les éditions de l’octogone, 2012

La neige tourbillonne. La froidure sévit. Le vent siffle. La forêt gémit.

Disparus, les derniers vestiges du tapis végétal d’une saison défunte. Ensevelis, les feuillages empourprés d’un automne encore récent. Séchés, roussis, recroquevillés, les lambeaux squelettiques et dérisoires de frondaisons luxuriantes encore rivés, par on ne sait quel prodige, aux extrémités des rameaux de hêtres que martyrisent les rafales. 

L’hiver s’est abattu d’un seul coup sur la fagne et semble la paralyser, la figer dans une blanche stupeur, l’enserrer dans un étau d’où ne pourra plus s’échapper aucun souffle de vie. Insolite atmosphère des bois enneigés. Splendeur irréelle du décor givré, poignante mélancolie d’une nature muselée. Contraste étrange entre les bourrasques qui s’activent avec un acharnement sans trêve et la forêt qui subit les assauts presque sans broncher; entre l’impatience des flocons crachés par myriades, qui n’en finissent pas de s’agglutiner sur toutes choses, et l’apparente passivité des arbres dépouillés, stoïques dans la tourmente, tels des sentinelles conscientes de l’inanité d’une résistance immédiate mais confiantes dans l’issue lointaine d’une lutte millénaire sans cesse recommencée.

Le silence, lourd comme les congères qui comblent les fossés, imprègne les landes et les futaies. On dirait que toute existence a succombé sous les assauts glacés et que sous cette illusoire splendeur il ne reste que mort et désolation.

Pourtant, rescapé de la tourmente, forme brune qui tranche dans le décor blanc, un brocard vient d’apparaître, émergeant d’un bosquet. Il hésite, hume l’air glacial, agite par moment ses larges oreilles. Des tressaillements courent sur son poil touffu où s’accrochent, sans fondre, quelques poignées de flocons. Son front est surmonté de ses nouveaux bois en pleine croissance sous leur gangue de velours beige.

Enfoncé dans la neige jusqu’au poitrail, il s’intéresse à quelques arbustes dont il grignote du bout des lèvres un lambeau d’écorce ou un futur bourgeon, puis s’emploie, à coups de sabots, à balayer la poudreuse qui masque quelque verdure. Il broute consciencieusement les brins d’herbe, mâchonne la tige coriace d’une callune: il s’agit de survivre, il faut savoir se contenter de peu!

Une fine poussière blanche fond lentement sur son mufle humide et tiède. De temps à autre, il dresse l’oreille, tourne la tête, pour écouter le message du vent, puis se remet à manger. Embusqué derrière un buisson dont les coussins de neige s’empressent de choir un à un sur mes épaules, je filme alors que la bise me mord les mains et les lèvres. Mes doigts gourds collent au métal de l’appareil. Dans mes bottes, deux glaçons me tiennent lieu de pieds. Après quelques minutes d’immobilité, je grelotte malgré plusieurs couches d’habits d’hiver. La température doit friser dix degrés sous zéro et je me prends à souhaiter que messire brocard parte s’abriter dans son bosquet pour me permettre de lever la séance sans l’effaroucher. Lui ne ressent manifestement pas de la même manière l’agressivité du gel. Au contraire, il semble vouloir prolonger la séance et profiter de l’ensoleillement bienvenu. Car au lieu de repartir vers sa cachette, il avise un chablis à moitié enseveli sous la neige, se faufile sous les premières branches, paraît vérifier que l’arbre déraciné joue bien son rôle d’écran, barrant la route à la bise, et… se couche paresseusement sur un matelas glacé.

M’échappant avec peine, je descends vers un vallon partiellement boisé, bien abrité du vent du nord. La pente douce, couverte d’un bois clair de pins et de feuillus, s’incline vers un ruisseau que la glace n’a pas encore entièrement bâillonné et dont les clapotis mettent une note de gaieté dans ce paysage momifié. Ici, malgré l’épaisseur de la neige, l’environnement semble moins hostile, les congères sont moins nombreuses; des touffes de genêt émergent, baguettes d’émeraude frangées de givre. Et c’est là que se trouvent les traces, les empreintes profondément marquées dans la couche neigeuse et qui serpentent, se croisent et se recroisent, témoignant des errances de la harde.

La harde! Cette soudaine évocation, la seule vue de ces empreintes me réchauffent le cœur, me font oublier les douleurs de la marche. Voici d’autres traces, plus récentes et… je saisis mes jumelles. Une forme brune, arrondie, dépasse l’horizon de neige, là où le vallon décrit une courbe qui me cache provisoirement une partie de la pente. La forme, saupoudrée de blanc, bouge lentement. C’est une biche. Je n’en vois encore que l’échine et la croupe, où les flocons ont formé des paillettes. ainsi que le bout des oreilles, toujours en mouvement. J’avance prudemment, cherche l’abri d’un épicéa, constate avec plaisir que je me trouve “à bon vent » Bientôt, une autre forme se profile derrière la première, un peu en contrebas. La harde est là, encore occupée à s’alimenter. Elle ne m’a ni vu, ni senti.

J’identifie quatre ou cinq non boisés, dont au moins deux faons et un jeune cerf six-cors. Seul un des faons est couché. Les autres bêtes cherchent patiemment leur pitance. Le cerf s’acharne sur un parterre de myrtilles dont il réussit, en grattant la neige de ses pattes antérieures, à dégager un bon mètre carré. Il y fourre son mufle, arrache autant qu’il peut de cette maigre verdure. Tout en mâchonnant et en avalant pêle-mêle les végétaux et les cristaux de glace qui s’y accrochent, il relève la tête et inspecte les alentours de son regard perpétuellement soupçonneux. Les biches font de même et, tour à tour, tendent le cou dans toutes les directions, toujours sur le qui-vive.

Leurs poils sont barbouillés de neige, les plus longs parfois collés dans une gangue glacée: mais sous leur toison externe se laisse deviner une bourre épaisse, impénétrable, merveilleuse couche isolante qui les met parfaitement à l’abri de l’humidité et leur conserve la chaleur corporelle. Non, les cervidés n’ont pas froid, même par le plus rude des hivers. Ils sont d’une race pourvue par la nature pour résister aux climats rudes. Leur seul problème, mais il est vital, est de trouver toujours une nourriture suffisante pour leurs besoins en calories. Ce n’est pas évident, en Haute Ardenne tout particulièrement où l’on a d’ailleurs tendance à leur fournir du fourrage d’appoint. Ce nourrissage est cependant de plus en plus controversé. Il devrait se réduire progressivement dans la mesure où s’appliquera la reconversion des forêts uniformément enrésinées en un milieu plus varié et plus nutritif pour la grande faune.

En attendant, certains hivers opèrent une sélection naturelle sévère. Ce fut le cas encore en 2010-2011, à cause d’une hauteur de neige exceptionnelle, précoce, accumulée en très peu de temps. Étrangement, de vieux grands cerfs semblent avoir particulièrement été touchés. Sans doute parce qu’ils n’avaient pas encore pu reconstituer leurs forces au lendemain du brame. Et parce que leur poids rendait leurs déplacements particulièrement difficiles dans l’épaisse neige humide. Alors, comme font souvent tous les cervidés lors des premiers frimas, ils sont restés sur place, dans l’attente de jours meilleurs. Mais la neige a continué de s’épaissir et l’hypothétique dégel n’est intervenu que des semaines plus tard. Couchés à l’abri des vents et des regards, certains animaux ne se sont plus relevés!

Un tout grand merci à Roger Herman pour la mise à disposition de ce texte

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